Rêverie animalière
Cinq heures et demie, au loin, les Dent du Midi se teignent de rose, sur le plateau une légère brume bleutée enveloppe le lac Léman. La terrasse du chalet, encore plongée dans une semi-pénombre, résonne déjà du chant matinal des oiseaux, auquel vient se mêler le tintement cristallin des cloches des chèvres, qui s’impatientent dans l’écurie voisine. Avant la traite, assis sous l’auvent, Olivier boit tranquillement son café en profitant du lever du jour.
Une bergeronnette grise vient se poser à quelques mètres de lui. Une fois au sol, elle agite frénétiquement la queue de haut en bas. En l’observant, Olivier se remémore qu’on la dénomme aussi "hochequeue", et quand, autre particularité, elle ne sautille pas comme la plupart des oiseaux, mais préfère se déplacer en marchant, une patte devant l'autre. Il sourit, par association d’idées, l’oiseau lui fait penser à M’sieur Claude, l’année où, revenant sur sa vieille moto du pré de Saint-Livres, il avait eu maille à partir avec un coq de bruyère.
Un grand Tétras mâle, d’une taille avoisinant les quatre-vingt-dix centimètres, doté d’une envergure d’un bon mètre vingt, avait pris ce pauvre M’sieur Claude pour exutoire.
D’un naturel pourtant discret et très farouche, l'oiseau le plus secret de la montagne s’était, pour des raisons inconnues, lancé à la poursuite de la moto, avec la ferme intention d’en découdre.
S’en était suivi une course improbable, digne d’un film "Hitchcockien", où par chance, l’engin mécanique avait été plus rapide que le volatile.
Par la suite, plusieurs paisibles randonneurs connurent le même désagrément, avant que l’oiseau ne disparaisse, certainement victime de sa folie suicidaire face à un prédateur.
M’sieur Claude n’en était pas à sa première mésaventure animalière. Un soir, à la mi-septembre, sa curiosité l’avait poussé à vouloir surprendre un grand cerf en plein brame. Il était parti seul dans la forêt, à la recherche du cervidé.
Guidé par les cris rauque de l’animal en rut, il avançait avec prudence, conscient de la grande agressivité du cerf en période amoureuse. Il n'est pas rare de voir à cette période des cerfs avec des touffes d'herbe accrochées aux bois. La surexcitation les faisant marteler le sol du sabot et labourer l'herbe à grands coups d'andouillers (Ramifications en forme de corne qui pousse sur le bois du cerf). Arrivé à proximité d’un terrain découvert, M’sieur Claude, à contre vent, se prépara à découvrir le seigneur des lieux. Mais la clairière s’avéra vide, seule une odeur lourde de musc et d’urine enveloppant le lieu.
Posté à l’affût durant un long moment, il finit par se décourager et décida de rentrer au chalet. C’est alors, en se retournant qu’il se retrouva face au cerf. Ce dernier, à l’allure inquiétante, prêt à charger l’intrus, l’observait entre les épicéas. En cette période de brame, les mâles sont particulièrement imprévisibles et peuvent se révéler très dangereux pour l’homme qui s’en approcherait de trop prés. M’sieur Claude en resta pétrifié, tandis que le grand mâle, après une hésitation, finit par disparaître sous le couvert végétal, le laissant seul avec sa peur.
Pour Olivier, il est grand temps de sortir de ses rêveries matinales, les chèvres de plus en plus bruyantes l’attendent pour la traite. La dernière gorgée de café avalée, il se lève et par réflexe, comme chaque matin, il porte son regard en direction du pâturage des veaux. "Sont-ils tous regroupés à proximité du chalet ?"
Il s’immobilise, en contre-bas de la terrasse, à droite du groupe des veaux, tête haute, un cerf traverse paisiblement le pâturage...